samedi 19 mai 2018

"Le lambeau" Philippe Lançon




509 pages. Philippe Lançon avait autre chose à écrire sur la tuerie de Charlie, il en parle beaucoup, c'est le fil conducteur de ce livre mais ce bouquin est aussi très littéraire. Il aurait pu n'être qu'un témoignage, quelques pages pour raconter l'horreur, ses souffrances, ce n'est pas le cas.
L'éditeur ne devait pas s'attendre à un tel succès, il était introuvable dans de nombreux endroits, j'ai acheté le dernier chez Leclerc-culture (je ne commande jamais mes bouquins sur internet).

Ce livre devrait obtenir de nombreux prix cet automne, il est exceptionnel. 

L'auteur est un survivant de la boucherie chez Charlie. Il avait 51 ans. J'avais retenu les noms des nombreux morts, pas le sien, il était blessé, j'ai découvert un homme détruit dans sa chair, le bas du côté droit de son visage complètement arraché par les balles, les blessures les plus graves, son corps a aussi été touché. Il n'a jamais perdu connaissance après les coups de feu, a eu le temps de voir ses amis du journal touchés à mort, Bernard Maris à un mètre de lui, couché sur le ventre, la tête explosée, il aimait Bernard, Cabu fan de jazz était en train de regarder un livre et une photo d'Elvin Jones. Tignous s'énervait une fois de plus en critiquant l'Etat qui laissait dériver les populations des banlieues, Wolinski dessinait des jolies jeunes femmes nues, sourire aux lèvres. Il avait eu le temps de voir les jambes des tueurs cagoulés. Philippe Lançon s'apprêtait à partir pour rejoindre Libération, une minute trop tard.

Nous retrouvons l'auteur à la Pitié-Salpêtriére, il y restera deux mois et 6 mois à l'hôpital des Invalides avec des allers-retours entre les deux, lorsque l'orostome ne voulait pas se boucher. 
Au moment du drame il était amoureux de Gabriela, Chilienne qui vivait à New-York, danseuse classique. Il avait divorcé quelques années plus tôt de Marilyn, Cubaine, mariés dix ans, elle voulait un enfant, les fives échouaient. Elle sera là pour le soutenir, l'amour n'est plus là mais il reste ces dix ans de vie commune.
Les parents de Philippe Lançon seront là, 80 ans, toujours à ses côtés, effondrés, fatigués, mais présents. Son frère, admirable, il se dévoue dans toutes les situations. Ses amis aussi.

J'avais lu quelque part que la littérature l'avait beaucoup aidé, "une assistance respiratoire". Philippe Lançon vénère Proust, aime la peinture, la musique, j'ai admiré sa culture, pas un vernis, une vraie culture. Il partait toujours au bloc opératoire avec son crayon, son ardoise et "Lettre à Milena" de Kafka, avant une opération vous attendez, le chariot dans un coin, antichambre du bloc, Proust n'avait pas assez souffert pour comprendre.
Combien d'anesthésies ? Combien d'opérations ? 

J'ai apprécié sa façon de décrire le monde de l'hôpital, ce monde que nous finissons par chérir parce qu'il nous protège, les soignants, "notre chirurgien(ne)" leur dévouement. J'ai passé vingt jours à l'hôpital, j'étais heureuse de sortir et en même temps inquiète, ils nous sauvent mais nous poussent dehors lorsqu'il est temps. Il décrit tellement bien sa chirurgienne Chloé, il partage avec elle le même amour pour les livres, la musique, la peinture, ils correspondent par mails mais elle reste toujours celle qui l'opère, prend de la distance.
"Vous devez comprendre, Monsieur Lançon,Chloè a besoin de prendre de la distance. Elle vous suit de très près, mais elle s'est beaucoup investie, comme nous tous, et elle en paie sans doute le prix. Elle a pris sur elle, ce qu'on appelle le mal du patient. Elle doit s'en débarrasser"

Il ne cache pas ses peurs, la peur de l'extérieur, peur de la vie de l'homme qu'il était "avant", l'homme avait changé. Ses impatiences envers Gabriela, la femme qu'il aime et qui pourtant l'agace, des dialogues qui finissent en disputes, lui avec son crayon, elle criant et gesticulant. Ils s'aiment mais ne se comprennent plus. La douceur de Marilyn, la passion ayant laissé la place à la tendresse, c'est plus facile pour elle. 
Je n'ai jamais rien lu d'Houellebecq, je n'ai pas envie mais les lignes écrites sur cet écrivain sont savoureuses. La une.
"Luz, en retard ce matin-là l'avait dessiné. On voyait Houellebecq en demi-clochard blafard et allumé, clope à la main, nez d'ivrogne et bonnet étoilé sur la tête, genre lendemain de fête trop et mal arrosée. Au-dessus, cette inscription : "Les prédictions du mage Houellebecq". Au-dessous, les prédictions :"En 2015, je perds mes dents...En 2022, je fais ramadan !"

Un portrait de Laurent Joffrin, celui de F.Hollande qui lui rend visite, plus attirant en vrai que sur les photos, il lorgne la chirurgienne et lui dira plus tard "Vous avez revu votre chirurgienne" "Oui" "Vous avez de la chance".

Des phrases magnifiques sur ses parents, ses grands-parents, son enfance. 

Philippe Lançon se met vraiment à nu, dans toute sa vérité, ce qui rend le livre sincère, inoubliable. Un grand journaliste et un grand écrivain.

Inutile de vous dire que j'ai adoré cette lecture, lisez-le, sinon vous risquez de passer à côté d'un livre magistral. 

Bye MClaire.